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  • Photo du rédacteurKarin

Le Jardin des Tarots

C’était un rêve.

Celui de Niki de Saint-Phalle, d’abord.

Puis le mien (comme celui de beaucoup d’autres, certainement) d’aller visiter cet endroit incroyable.



L’artiste ne l’a jamais caché, elle s’est inspirée de Gaudí, du Palais Idéal du Facteur Cheval et du Parc des Monstres de Bomarzo. Profondément marquée par sa visite au Parc Güell à son arrivée en Europe, l’autodidacte franco-américaine désirait depuis longtemps réaliser son propre jardin. Passionnée d’ésotérisme, elle en avait trouvé le thème principal: le jeu de Tarot. La Toscane comme emplacement relève un peu du hasard et ne semble pas avoir été dans ses choix initiaux. Ce sont des amis italiens qui lui ont proposé d’investir ce bout de terre à Capalbio et Niki de Saint-Phalle va s’atteler à son oeuvre pendant plus de vingt ans. Lorsqu’elle arrive en Italie, en 1979, elle est déjà connue et de nombreux amis artistes et artisans de la région vont l’aider à réaliser 22 sculptures représentant les Arcanes majeurs du Tarot, certaines hautes de plus de 15 mètres de haut. Admirateurs, un certain nombre d’autochtones l’ont aidé à réaliser son rêve. Elle peut également compter sur la participation de son mari Jean Tinguely qui y créera plusieurs machines et l'aidera à bâtir les structures. Pierre Marie Lejeune a quant à lui créé du mobilier et des bancs dispersés dans le parc.

Pour la fabrication des sculptures, elle reprend la technique mise au point pour ses précédentes oeuvres de grande envergure, comme Hon et les Nanas: une structure en métal sur laquelle elle plaque béton et polyester avant de recouvrir le tout d’une mosaïque de céramiques, de verre ou de plastique. Technique qui lui a d’ailleurs ruiné la santé à force d’inhalations toxiques. La base métallique des sculptures, soudée à la main, rend les structures antisismiques. Dès 1983, deux fours sont achetés et toutes les céramiques sont fabriquées sur place. Pour financer le projet, Niki de Saint-Phalle a vendu d’autres oeuvres et a créé son propre parfum au flacon orné par ses soins. Le parc ouvre au public en 1998 et l’artiste meurt en 2002. Conformément à ses voeux, toute nouvelle création y a été arrêtée et le jardin ne sera jamais terminé. Il est resté hors des circuits touristiques et les visites sont limitées. De plus, à la volonté de l’artiste, afin de sauvegarder la liberté de mouvement des promeneurs, il n’y a pas de visites guidées, ni d’itinéraire préétabli. Le Jardin des Tarots est actuellement géré par la Fondation privée il Giardino dei Tarocchi qui, grâce à ses revenus, fait face à l’entretien constant que ce parc nécessite.


J’ai donc réservé nos billets d’entrée à l’heure d’ouverture du parc, 14h30. Si comme moi vous avez peur d’arriver en retard, vous vous retrouvez à attendre trois-quart d’heure sur un parking en rase campagne, en regardant avec angoisse le débarquement d’un car scolaire et d’un Flixbus. De l’extérieur, on aperçoit quelques sculptures monumentales et colorées s’éparpiller sur une pente douce mais je m’imaginais le lieu beaucoup plus grand et j'ai peur d'être déçue. Pourtant, sitôt franchie la porte ronde du portail d’entrée réalisée par l’architecte tessinois Mario Botta (je dis qu’il est tessinois seulement lorsque je trouve que c’est réussi), nous entrons dans un monde enchanteur que nous allons parcourir plusieurs fois.

Nous avons eu la chance d’y pénétrer parmi les premiers et d’avoir un certain avantage sur les retraités et les groupes qui devaient se réunir autour d’un parapluie. Nous nous sommes retrouvés presque seuls un bon moment pour découvrir une merveille après l’autre et au calme. Cependant, même après l’arrivée de la vague, l’ambiance est restée feutrée et très respectueuse.

Grimpant légèrement sur une allée bordée d’oliviers, nous arrivons sur la place centrale d’où nous regardent les visages unis de la Papesse et du Magicien. La sculpture de la Papesse est un hommage à l’ogre du Jardin des monstres de Bomarzo. Dans un bassin tourne la Roue de la Fortune réalisée par Tinguely. Ce sont les premières structures qui ont été réalisées dans le parc.



D’ici, un escalier nous fera passer sous le Soleil, près du Pape, sculpture préférée de Jean d’après Niki, et l’on pourra admirer l’intérieur bleu nuit de la bouche de la Papesse réalisé par l'artiste et musicien Alan Davie. Le Pendu (raté en photographie) se trouve à l’intérieur de l’Arbre de Vie, une sculpture aux branches de serpents ornée de pensées de l’artiste, fort actuelles d’ailleurs.


Le Soleil, le Pape et l'Arbre de Vie


Dans le ventre de la Justice se trouve une machine à Tinguely nommée l’Injustice. A l’extérieur il est écrit: «Jean Tinguely a piégé l’Injustice à l’intérieur de la Justice et a fermé la porte à clef.»



Nous entrons alors dans le Château de l’Empereur, conçu comme une citadelle impériale ornée de tours et de 22 colonnes (le nombre des Arcanes Majeurs) qui supporte une loggia. La structure est dotée d'un chemin de ronde sur lequel nous pouvons monter pour admirer la vue et les oeuvres sous un autre angle. Ici, c'est pléthore de matériaux: verre de Murano, miroirs de France et de Bohême, moulages des visages de tous ceux qui ont collaboré à la création du Jardin. De chaque côté on trouve des détails à admirer. C'est infini comme les reflets qui se perdent dans les multiples miroirs. On est dans un petit parc Güell. Au centre trône l’Assiette-Fontaine.


Tinguely construit une machine pour la Tour de Babel qu’il intitule Eos et qui symbolise la colère de Dieu. Jugeant le monument bien trop haut, Tinguely la fit décapiter pour retrouver sa signification biblique. La sculpture est habitable, il s'y trouvaient des bureaux qui ne ne se visitent pas.


L'’immense sculpture en forme de sphinx qui porte le nom d’Impératrice est également habitable. Et celle-ci se visite. Elle renferme aussi les figures du Jugement, des Etoiles et du Chariot. En 1983, Niki de Saint-Phalle s’y installe afin d’être au coeur de son jardin pour y travailler intensément. L'artiste l'a voulu "comme un espace arrondi tout ondulé sans aucun coin". Tout y est: chambre à coucher, cuisine, salle à manger, cheminée et salle de bains dans l’un des seins de la dame, le tout dans un décor intérieur fait de mosaïques de miroirs vénitiens. Sur le dos de l'Impératrice, la chevelure recouverte de miroirs bleu électrique délimite une terrasse-belvédère accessible par un escalier extérieur où l'on ne peut actuellement plus aller. Niki y vivra sept ans, trouvant tout d’abord rassurant et inspirant d’habiter dans l’une de ses créations, avant d’être rattrapée par l’aspect psychédélique du lieu. «Lasse de vivre dans l’utérus de sa mère », elle se fera construira un loft-atelier souterrain sur la propriété.



Un peu plus bas se trouve la chapelle surmontée par la figure de la Tempérance qui devait initialement abriter le Pendu. Mais lorsqu'en 1983, Jean Tinguely subit une opération du coeur, Niki se fait la promesse que s'il survit, elle lui dédiera la chapelle.

La sculpture du chat Ricardo est quant à elle une variante de celle qui orne la tombe de Ricardo Menon, assistant de Niki de Saint-Phalle mort du sida en 1989. L’artiste verra la maladie emporter bon nombre de ses amis.


Vers la fin des années 80 et le début des années 90, Niki de Saint-Phalle, atteinte dans sa santé, passe moins de temps au Jardin mais grâce à ses nombreux collaborateurs, les travaux se poursuivent et les techniques sont améliorées. Parallèlement, elle travaille à la reconnaissance légale de son parc et après la mort de Tinguely en 1991, elle travaille à la création de son musée à Bâle. Elle y fait la connaissance de Botta qui deviendra son ami et qui construira la porte d’entrée.

« J’ai demandé à mon ami Mario de faire une entrée du Jardin qui contraste avec ce qui se trouve à l’intérieur. Il a fait un mur masculin, comme une forteresse, avec des pierres de la région et qui marque clairement la séparation entre le monde à l’extérieur et le monde à l’intérieur. Le mur symbolise pour moi une protection, comme le dragon qui protège le trésor dans les contes de fées."


Photographie ArchiDiap

Sur le moment, comme on ne savait pas que c'était Botta, on n'a pas pris de photo 🧐

Voici un autre dragon, celui de l’Arcane de la Force, qui lui aussi s'inspire des monstres du jardin de Bomarzo.



Un peu à l'écart, dans de petites clairières, on verra la Mort et son cavalier doré, le Diable et son sexe incertain, la fontaine de l'Etoile et la Nana du Monde, élancée par une machine créée par Tinguely qui tourne à intervalles réguliers de 43 secondes. Référence à la minute platonicienne. Ne m'en demandez pas plus.



ll nous reste à voir, un peu décentrés également, le Choix, l’Ermite, le Prophète, l’Oracle et la Lune.

Le Fou est comme un vagabond, il a déjà changé de place et va continuer à le faire. Mais nous l’avons trouvé. Quant à la Lune, elle ne fait pas partie de nos photos.




Dans cet endroit irréel, on touche aussi au cauchemars et aux obsessions de l’artiste traumatisée dans son enfance et l'on reconnait ses femmes dominatrices et rondes qui ont toujours accompagné son combat féministe. «Ce lieu m’a beaucoup aidée à me comprendre moi-même. Le Jardin des Tarots était mon mari, mon amour, mon tout. « en a-t-elle dit.




Nous ressortons du jardin émerveillés avec le cerveau en kaléidoscope. À noter qu’il est très bien entretenu (le jardin, pas le cerveau) et que le site officiel fournit une foule de détails intéressants. J’ai cependant été un peu étonnée que sur place et dans le dépliant, Jean Tinguely ne soit jamais mentionné.



Voici ma traduction de ce que Niki de Saint-Phalle a écrit en italien, comme un testament à l'entrée du jardin:


"En 1955 (j'avais alors 25 ans) j'ai visité à Barcelone les splendides travaux d'Antonio Gaudí. Dans le Parc Güell, avec ses bancs faits d'éclats d'assiettes, où les arbres de pierre côtoient les vrais arbres, j'ai trouvé mon maître: Gaudí. Cette expérience a forgé mon destin: un jour, je construirai un refuge où trouver paix et joie. L'Italie m'a beaucoup aidée dans ce chemin. J'ai visité ses nombreuses cités d'art, les églises et les trésors artistiques variés si uniques et que l'on trouve seulement dans ce pays. La Chapelle Sixtine. La Sainte Cène de Léonard de Vinci. Les fabuleux jardins comme ceux de la Villa d'Este ou de Bomarzo. Je suis particulièrement touchée par les églises et par les milliers de personnes qui se sont dédiées à la construction de ces édifices grandioses qui chantent la gloire de Dieu. Ma vision a été renforcée par ces expériences et je me suis dédiée, à mon tour, à la réalisation d'un jardin qui inspire, dans un monde tourmenté, des sentiments artistiques de sérénité et d'amour pour la Nature. J'ai commencé le jardin en 1979 entre grandes difficultés et fatigue physique. Une grande partie de ma vie a été dédiée à la réalisation de cette construction malgré la maladie et l'éloignement avec les proches et les amis. Mais rien ne pouvait m'arrêter. Quand mon mari, Jean Tinguely, était encore en vie et venait travailler dans le jardin, nous ne retrouvions souvent à Orvieto car l'un et l'autre adorions sa cathédrale. Mais un jour lointain de 1985, après avoir vu les dégâts causés par une surcharge d'autobus, de gens et de guides vociférants, nous avons décidé de ne plus jamais y retourner. Il n'était plus possible d'utiliser l'église comme un lieu de recueillement et d'admiration: sa sainteté avait été profanée! Trop de choses avaient changé. Il n'était plus possible de faire cohabiter la suprême beauté du Dôme avec un nombre exagéré de personnes. Et malheureusement, cela se passe dans beaucoup d'endroits artistiques italiens, où les biens culturels sont asservis au profit et à la spéculation. Je me souviens avoir dit à Jean, avec une grande tristesse, que ce serait mon plus gros problème avec le jardin. Il me promit que jamais celui-ci ne tomberait dans les mains de gens qui pourrait le dégrader.

Peu comprennent que le jardin est une oeuvre d'art fragile avec ses miroirs, ses verres et ses céramiques, il a besoin de soins délicats et continus. C'est la raison pour laquelle il ne peut pas être ouvert toute l'année. Sans une manutention adéquate, il tomberait en ruines en peu de temps. Et cette manutention doit être effectuée par l'équipe qui, ayant construit le jardin avec moi, a acquis l'expérience et l'habilité de le faire avec connaissance et amour. Après avoir travaillé vingt ans à la réalisation de cette oeuvre, je n'ai aucune intention d'en voir la délicate beauté détruite et vandalisée. Ma vision du message du jardin est, et restera, fidèle à l'idée originale. Je suis fière d'offrir au visiteur cette rare richesse qui est le temps d'assimiler et de réfléchir sur l'esprit du jardin sans être conduit comme un troupeau de moutons. Ceux qui gagnent de l'argent en organisant ce genre de tourisme de masse n'entrerons jamais dans ce jardin. Nous continuerons à désacraliser l'art et à le montrer comme il doit être présenté. L'Italie a toujours été un de mes grands amours et je désire contribuer, par cet exemple, à la conservation de ses innombrables trésors artistiques et de son héritage culturel. Mon jardin est un lieu métaphysique et de méditation, un endroit loin de la folie et de la pression du temps qui passe, où il est possible de goûter à ses nombreuses beautés et aux significations ésotériques des sculptures.

Un lieu qui fait jouir les yeux et le coeur."


Niki de Saint-Phalle, novembre 1997



Le Jardin des monstres de Bromazo se trouve à une heure de Capalbio.

Je l’apprends à l’instant.

Caramba, il faudra y retourner!



Sources:


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