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  • Photo du rédacteurKarin

Urbex

Il me fait de l’oeil depuis des années.


Le bâtiment s’élève isolé sur un flanc de montagne. Massif et dans les tons gris, il n’est guère accueillant et semble avoir été oublié parmi les sapins. A quelques mètres s’élève une grande bâtisse du même style, tout aussi délabrée. A leurs côtés, les tubes d’une conduite forcée tranchent la forêt en pente.

Une région pas franchement sympathique tant que l’on n’a pas pris un minimum de hauteur. Dans la vallée, c’est l’entrée sud du tunnel du Gothard, un tronçon d’autoroute en éternels travaux et de fréquents et interminables bouchons. Si mes ancêtres avaient eu leur fief à Ambrì, je ne suis pas certaine que je serais venue habiter au Tessin.

Glauque, ce bâtiment, donc. Mais personnellement, ce genre de truc m’attire plus le regard que les accidentés sur l’autoroute. Et contribue à ma petite fabrique de films intérieurs. J’ai longtemps pensé qu’il s’agissait d’un hôtel abandonné, fenêtres cassées battant au vent, du style Shining. Petite, j'ai été impressionnée par l'épisode où, dans la bande dessinée Le Repaire du Loup, Jacques Martin fait dormir Lefranc dans l'hôtel alors désaffecté du Weisshorn.


C’est en me promenant dans un autre endroit du Tessin, sur la Collina d’Oro, que j’en ai appris un peu plus. Dans la commune d’Agra s’élevait un immense sanatorium qui fut vide pendant 35 ans et repeuplé occasionnellement de bipèdes attirés alors par des intérêts divers, dont la recherche du grand air n'en était pas le plus évident. Graffeurs, taggueurs, casseurs, adeptes de fêtes psychédéliques, voire ésotériques ont hanté ce lieu qui a longtemps été considéré comme un must dans le genre. Pendant des années, les habitants du petit village d’Agra se sont plaints des cris s’élevant la nuit de l’immense bâtisse tombant en ruine.


Photographie: K. Lipinski

Au fil de mes recherches, j’ai pu mettre un nom sur mes aspirations propres. Je souffre d’urbex modéré. 😏

L’urbex, soit exploration urbaine, est une pratique consistant à visiter des lieux abandonnés aux fonctions les plus diverses: monastères, hôtels, villas de maîtres, cimetières… Contrairement à d’autres intrus, les adeptes d’urbex tiennent à la préservation des lieux. Ils ne cassent rien, n’écrivent pas leurs noms sur les murs et ne divulguent pas les coordonnées GPS de l’endroit visité. Le spot, comme ils disent.

Cependant, le sanatorium d’Agra (aujourd'hui reconstruit de façon plutôt monstrueuse et renommé Resort Collina d’Oro) était entré dans le domaine public, la preuve par Google, tout comme celui du Gothard puisque c’est bien de cela qu’il s’agit.

Le Tessin et ses montagnes fait partie des endroits helvétiques prisés dès la fin du XIXème pour y construire des cliniques de réhabilitation. Fuyant une urbanisation galopante et une industrialisation croissante, on retrouvait les vertus du bon air, du soleil et de la nourriture saine.

Ça me fait penser à quelque chose.

Et tout ceci en partie grâce à Heidi.

Non, pas là.

Dès lors, la Suisse et ses Alpes devenaient attrayantes et le tourisme allait se développer dans le même sens. Dans les sanatoriums on luttait principalement contre l’une des grandes maladies de l’époque, la tuberculose, qui fit des ravages dans la population jusqu’aux années 50. Au début du XXème siècle, un Suisse sur cinq, principalement dans les classes ouvrières, mourait des suites de cette maladie infectieuse. Mon grand-père maternel a lui-même effectué plusieurs séjours à Leysin.

Des établissements de ce type sont alors très courants dans nos vallées, pas tous d’architecture aussi grandiloquente que ceux d’Agra ou du Gothard; j’en aperçois deux de taille modeste rien qu’en regardant par la fenêtre. La plupart ont été réhabilités en hôtels, cliniques ou pensions, ce qui n’est pas le cas de celui qui nous intéresse ici.

Tadadam.

On y arrive.

On est déjà sortis de l'autoroute.



A la fin du XIXème siècle, Fabrizio Maffi, médecin et militant socialiste italien, a fui son pays pour obtenir le statut de réfugié politique au Tessin. Profondément marqué par la perte de deux de ses frères morts de tuberculose, il s’est intéressé aux moyens utilisés pour combattre la maladie. Exilé dans ces vallées du nord du canton, il s’est alors battu pour pouvoir construire un sanatorium dans la région, charmé par les paysages montagneux enchanteurs entrecoupés de champs et de pinèdes, par le climat sain et la nature intacte à mille lieues des centres industriels. Aujourd’hui, il suffit de plonger le regard en contrebas pour rire un bon coup et penser que pour réhabiliter le lieu, il faudra de sacrés arguments et l'aide d'un certain nombre d’influenceuses. Et d’influenceurs aussi, bien sûr.

En 1902 cependant, il n’y a aucun bouchon à l’entrée sud d’un tunnel qui n’est même pas à l’état d’embryon et les travaux du sanatorium commencent sous la direction d’un architecte milanais, coaché par Maffi qui cherche à créer un établissement à la pointe et tire parti de ses multiples visites dans les autres structures. En 1905, on inaugure un complexe qui comprend le bâtiment de cure avec quelques 70 lits sur quatre étages de style liberty, mais aussi la maison du directeur, une buanderie, une chambre mortuaire, des écuries et un pavillon d’isolement.



Les clients sont principalement de riches malades lombards qui peuvent se payer un séjour aux prix prohibitifs pour les Tessinois et qui profitent d’une structure à l’avant-garde dotée de tous les conforts. Mais très vite, des brouilles surviennent entre Maffi, particulièrement attentif aux normes sanitaires, et les administrateurs qui considèrent que l’entreprise doit être lucrative et trouvent les dépenses du médecin exagérées. En 1906, Maffi quitte l’établissement et retourne en Italie où il inaugure un dispensaire à Bergame.

Successivement sauvé par les banques cantonales et l’état du Tessin, le sanatorium a ensuite connu plusieurs années chaotiques. En 1917, la Confédération y place des soldats à remettre sur pieds. Cependant, entre les années 20 et 40, sous la direction de Martino Allegrina, médecin luganais, il se développe quelque peu, accueille des patients moins fortunés et se dote d’une structure opératoire. Comme la plupart de ses semblables, le développement des antibiotiques et des vaccins aura raison du lieu et il fermera ses portes en 1962, aussitôt pillé par les vandales.


Au niveau de l'urbex, le sanatorium du Gothard ou sanatorio di Piotta se classe parmi les lieux les plus hantés de Suisse, voire d'Europe. La visite du bâtiment, évidemment interdite, devrait se faire de préférence la nuit et la présence d'une crypte dans les murs renforce le mystère de l'endroit. Sur YouTube, on trouve quelques vidéos parfois assez longues, d'autant plus que ces saucisses ne parviennent même pas à découvrir la crypte. 😅 Non, mais respects, quand même! Une page Facebook en allemand, ainsi qu'une majorité de tags dans cette langue et des panneaux d'interdictions traduits laissent à penser que la plupart des visiteurs viennent de l'autre côté des Alpes. Par contre, le site italien Ascosi Lasciti lui cède une belle place ainsi que de magnifiques images. D'ailleurs, ce site est un bijou pour ceux que ce sujet intéresse.


Mais revenons à notre propre expérience d'urbex (modéré).




La maison du directeur.



Au niveau des tags, le sujet de prédiléction semble être le même que certains de mes élèves en cours de dessin dans l'agglomération lausannoise.





Dans un autre style, le liberty.






L'endroit est effectivement intriguant, chargé d'histoires, terriblement dégradé. Sur le versant le moins exposé, la neige encombre une entrée autrefois majestueuse. La plaque au nom du Docteur Allegrina n'est plus lisible. Rien ne bouge à part les abeilles surgissant de dizaines de ruches étonnamment posées au pied du bâtiment. Au loin quelques ouvriers s'activent vers la conduite forcée, ou dans l'ancienne buanderie que je n'ai pas pensé à immortaliser.

Nous ne sommes pas entrés. J'ai pu faire les photographies de la salle et du lit en glissant mon appareil à travers une ouverture. Plus que le fantôme de la crypte, je craindrais l'irruption d'un énergumène bourré et avec vingt seringues d'Astra Zeneca dans le bras. Je souffre d'un urbex modéré, vous dis-je.

Et puis, je n'avais pas les bonnes chaussures.



Références:

Et ses vidéos sur YouTube pour les amateurs.

La Suisse comme sanatorium - Le Temps

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