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  • Photo du rédacteurKarin

Casser les noix

Depuis 3 ans maintenant, avec des interruptions Covid, je découvre l'univers des marchés qui comme le monde enseignant n'est pas piqué des vers.


Vous qui fréquentez peut-être les marchés de Noël ou autres manifestations artisanales, sachez tout d’abord que la personne qui est derrière le stand n’est pas une plante verte sourde. Et perso, ce qui commence méchamment à m’agacer le neurone, ce sont les commentaires du style: Oh, comme c’est joli, des sapins avec des bouchons! C’est simple, remarque, tu les mets comme ci, comme ça et tu colles des bidules dessus. On pourrait faire ça à la maison. Et ces cartes avec des boutons! Et ces porte-clés! Original, dis donc! Tiens, prends des photos!

À Caslano, deux romandes faisaient clairement le tour des bancarelle pour y piquer les idées.

Sympa, hein?

Pour le prochain marché, j’hésite à fabriquer une pancarte:

Photo: 10 francs

Ou à organiser un workshop, à la place. On pourrait bricoler des noix. Oui car mes noix ont fait sensation à Locarno.


Et là aussi, les réactions commencent sérieusement à me les briser. (J’avoue, c’était facile). Alors qu’un gamin avait craqué sur une petite souris (NB: à 8 francs, moins cher qu’une photo) son père lui a répliqué: on en fabriquera une à la casa. Ici j’ai envie de lui dire: oui, commence par casser la noix correctement en deux parties nettes. Ensuite tu l’évides. Tu as forcément le bon outillage pour forer le trou et pour la nettoyer. Rien que lorsque tu voudras enfiler le coton, tu auras envie de la jeter par la fenêtre. Tu utilises la bonne colle pour toutes les étapes suivantes, tu as le matériel adéquat pour les diverses parties, tu travailles à la pince et à la lampe loupe. Et puis, surtout, tu n’oublies pas de m’envoyer ta vidéo sur TikTok.

J’ai pas TikTok.

J’ai pas le droit de tout dire non plus.

Comme à ceux qui me tapent le bout de gras pendant une plombe pour me demander des explications sur tout, touchent tout, repartent les mains vides en m'assurant: Belles idées, très original, vraiment!

Merci, ça fera 25 francs.

Ceux qui t’assurent qu’ils repasseront plus tard. Bien sûr. Et ma grand-mère a chanté All I want for Christmas avec Maria Carey. Je ne leur jette pas la pierre, Pierre, j’ai eu fait la même chose.

Ceux qui posent leur vin chaud sur mes affaires. Ceux qui laissent pisser leur chien sur le stand. Ceux qui ne gèrent pas leurs mômes. Ceux qui veulent absolument passer dans la ruelle derrière nos échoppes, coûte que coûte, avec la poussette, la grand-mère et le vélo et qui bousculent mon porte-cartes, le font tomber, s’en tapent.

J’avoue qu’à la fin de certains marchés, je deviens misanthrope. Limite agréable.

Et à ceux qui ergotent sur mes prix déjà calculés au plus bas, qui achètent 3 trucs à 4 francs et demandent si je fais un rabais sur la quantité, je brûle de leur parler « gros » sous. Car ce qui commence sérieusement à me casser plus que les noix, que je n'ai pas plus que TikTok d'ailleurs, c'est à quel point nous, les petits artisans et commerçants, nous nous faisons à mon sens exploiter par les sociétés et les communes qui organisent ces manifestations. Allez, je balance.


C'est joli, Caslano.


À Caslano, la bancarella typique tessinoise est mise à disposition pour 60 francs. Bon, les nouveaux venus comme moi sommes placés dans une ruelle moins passante et à l’ombre toute la journée. Dès 16h, on n’y voit plus rien mais on n’a pas droit à l’électricité. Il y a un monde fou, pas suffisant apparemment pour investir dans un Toi-Toi si bien qu’on peut aller au bar, boire un café et y retourner pour vidanger peu après. Ou se rendre aux WC publics en 12 minutes de marche. Le parking est payant mais on a eu un prix avec un ticket spécial. Il est bien connu que les artisans peuvent aussi utiliser les transports publics… Bref, à la fin de la soirée, les tickets "exposant" ne fonctionnent pas et ça crée un bouchon presque aussi impressionnant que sur le tronçon Ponte Tresa-Agno à toute heure de la journée. Au lieu de lever la barrière une bonne fois pour toute et nous laisser rentrer chez nous après cette folle journée, je pense qu’ils ont eu peur de perdre du fric en laissant sortir quelques touristes gratuitement.


À Sessa, ils n’y pouvaient rien, les pauvres, il pleuvait. Et dans les petits villages, je dois le reconnaître, c’est là où nous trouvons les organisateurs les plus humains, ceux qui passent nous voir à la fin pour s'inquiéter de la manière dont ça s’est passé, ceux qui ne demandent pas un bras pour nous mettre une table à disposition. Mais voilà, ils n’avaient pas pensé que faire se produire le cours de danse et le choeur d’enfants dans la même salle de paroisse où nous étions déjà 8 exposants n’était pas forcément une bonne idée. Pendant une heure quarante de pure torture, je suis restée dehors sous la pluie à regarder mon stand dépasser derrière des rangées de chaises et de parents presque aussi surexcités que leur progéniture. Porca miseria, qu’allais-je retrouver de ma bancarella à la fin de l’exercice?


C'est beau, Locarno.


Pour nous, c’est pas la porte à côté. Alors, nous nous levons à l'aube pour charger le matos et préparer café et pique-nique. Ben oui, si en plus on consomme sur place, ça va élever le coût de l’aventure. Trois mètres carrés de la Città Vecchia m’y sont réservés, avec une table, pour 110 francs. La tente, on doit l’amener nous-mêmes. Je mets entre 1h 30 et 2h pour installer mon stand, ici je serai en retard. Ça commence à 10h, cela se terminera douze heures plus tard. Alors, quand en début d’après-midi, grelottants, on se regardera en se disant: "Plus que 8 heures! j’avoue qu’on a comme quelque chose du chien battu dans le regard. À ce prix-là, même si c’est long, il faut en vendre des magnets peints à la main pour rembourser les frais. Dès 20h, les passants n’en ont plus rien à faire de nos créations vachement originales-belles idées-merci-et-bonne soirée. Ils ne sont plus intéressés que par un verre de Prosecco et des huitres; les commerçants désespérés commencent à plier bagages avant la fin. Ici, personne de l’organisation n’est passé nous voir. Nous avons juste l’impression d’être les santons payants de leur vitrine touristique. L’année prochaine, ça sera sans moi mais pas grave, il y en a des dizaines qui attendent derrière la porte. Et ça ne leur fait rien de planter au beau milieu des artisans le Péruvien qui cartonne avec ses coques iPhone et ses jouets en plastique made in pas par là.


C'est pas la zône, Bellinzone.

Je leur accorde toutefois la palme d'or du foutage de gueule, ça me fait plaisir. Ici, les organisateurs jouent sur la rapidité avec laquelle on paiera notre dîme pour ensuite nous faire languir jusqu’à fin novembre afin de savoir s’ils nous acceptent ou non. À 140 francs l’emplacement pour 160 exposants en deux dimanches, cela fait 22’400 francs qui entrent dans les caisses. De qui? J’imagine que cela couvre largement le coût pour nous mettre à disposition des installations amorties depuis longtemps et qui branlent tellement au manche que certains doivent les consolider avec des colsons. Pour l’électricité, il faut être content si ça fonctionne et si tu as un problème, va donc trouver quelqu’un. La cheffe est une petite dame désagréable qui n’en a rien à carrer de ce que tu peux bien vendre, même si tu as dû lui envoyer des descriptions et des photos. Allez hop, et que je te mette quatre stands de vin chaud presque côte à côte et que je disparaisse de toute la journée. Alors, serait-ce donc nous, artisans, qui payons pour la patinoire édifiée sur la place et la grosse cantine chauffée où l'élite peut boire du champagne? Chiedo per un amico, comme ils disent ici. Ce qui est presque aussi insupportable que «je dis ça, je dis rien».


La plupart du temps, le point positif de tout ce cirque, c’est la rencontre et le partage avec les collègues. Et là, en cette période de fêtes, je me mets enfin à réunir les paillettes et les phrases cul-cul la praline pour vous montrer que non, malgré les apparences, je ne vois pas tout en noir. J’imagine que notre principale préoccupation à tous, c’est d’avoir l’espace requis pour exposer notre bordel. Une fois que c’est fait et que chacun a marqué son territoire, c’est bon, on peut se détendre. Et des échanges amicaux se créent alors très vite entre voisins. Comme dans les salles des maîtres, le tutoiement est de mise. Surtout qu'ici, même ton médecin te dis tu. On se prête les ciseaux, on te propose de venir te chauffer les fesses sur le réchaud à gaz, on se tape la discute dans les périodes creuses et il existe dans ce petit monde une solidarité très forte en cas de coup dur. Malheureusement, rien d’assez cohérent pour se réunir en association et se battre contre ces organisations troubles qui nous font payer pour participer à leur attraction touristique. Car si l'on est juste bons à regarder et à remplir les trains qui viennent d'au-delà les Alpes, ne serait-il pas plus juste de nous défrayer pour cela?


Je me réjouis toutefois de participer à mon dernier marché de l’année au même endroit dimanche prochain, dans le chef-lieu du canton. Même si je ne me fais aucune illusion. En vue des sacs portés par le chaland, Manor a toujours l’air plus intéressant que nos bancarelle. Nous retrouverons nos deux copains de droite, des joyeux lurons habitués du carnaval de Bellinzona, qui vendent du vin brulé, comme ils disent ici, mais le goûtent aussi. Avec de la bière dès 9h et du vin blanc dès 10h15. Et puis, à notre gauche, il y aura Maria qui en a soupé de son travail de commerçante itinérante pendant 50 ans, qui ne peut pas prendre sa retraite, peine à vendre ses écharpes, m’appelle trésor et m’offre des mandarines.

J'imagine que ceux qui me liront sont malheureusement les mêmes qui sont déjà conscients de notre travail. Si ça se trouve, ils font aussi partie de mes meilleurs clients. Je les remercie de tout coeur et j'espère seulement que les autres se rendent compte que les belles idées ne paient pas nos stands dans ce nouveau panier de crabes où j'ai voulu entrer.


Feliz Navidad!


À la fin de la saison, les listes musicales de Noël ont aussi tendance à me les casser. Les noix. Que je n'ai pas.



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