J’enseigne six périodes par semaine dans une classe de 3P, ils ont 6 ans. On me dit souvent: »Oh, ils sont mignons à cet âge-là ! «
Oui…
Mais non.
Ces bambins sont 19 et il y a de base un réel déséquilibre filles-garçons sur lequel on ne peut rien faire, même avec un bon bistouri. Cette précision paraîtra à certains d’un sexisme crasse, mais la plupart des collègues qui ont dû gérer un groupe composé de 13 petits mecs avec 6 demoiselles essayant de se faire une place verront parfaitement de quoi je parle au niveau de la dynamique de classe.
Et puis, ce n’est qu’un détail. Parmi eux, on dénombre quatre enfants qui relèvent de l’enseignement spécialisé mais un seul est reconnu comme tel, si bien que ma collègue et moi avons droit à 6 périodes d’aide à l’enseignante par semaine. Un tiers de ces petits n’a absolument pas le niveau pour suivre un programme de 3P et subit nos continuelles tentatives d’explications avec un regard aussi éclairé qu’une vache Milka passée au Karcher. Beaucoup sont de gros bébés qui vivent dans un monde plein de paillettes et n’ont pas du tout compris pourquoi ils sont là. Et vu qu'on ne leur permet plus trop de jouer avec les plots en couleurs, ils tentent de trouver d’autres moyens de se passer le temps, parce que c’est quand même drôlement difficile d’écrire son prénom sur une fiche et d’y entourer trois dessins qui font /a/ .
L’autre jour, je suis sortie avec eux pour aller ramasser des feuilles d'arbres sur le terrain d’à-côté. Rien que le trajet de 150 mètres m’a dégoûtée pour quelque temps de tenter la moindre activité extra-scolaire avec eux. J’avais l’impression de me promener avec une meute de chimpanzés, de me trouver mêlée à une troupe de militaires en sortie fac ou d’accompagner un groupe d’handicapés mentaux pour aller écouter un concert d’accordéon à un festival folklorique. J’ai dû m’arrêter trois fois pour remettre de l’ordre dans ce cortège et puis, une fois arrivés sur place, il m’a fallu un certain temps pour les rassembler autour de moi et obtenir le silence.
Je pensais naïvement que la consigne était simple. « Rapportez quatre feuilles d'arbres de formes et de couleurs différentes.» C’est pas comme si on n’en avait pas parlé depuis le début de la saison, des feuilles d’automne. Il ne s’est pas passé une minute avant que la moitié des gamins ne reviennent vers moi en gesticulant et en hurlant pour me montrer leurs douze feuilles d’érable jaunes, étant donné que c’était l’arbre sous lequel j’avais donné mes explications et que ça les fatiguait un peu d’aller chercher plus loin. Ou parce qu’ils n’avaient rien compris. Ou rien écouté. Ou juste parce que ceux qui ne captent aucune information, néant, nada, imitent les autres qui n’ont rien compris et rien écouté. Bon, il y en a aussi qui n'ont ramassé que dalle. A part un vieux briquet. Un petit groupe de trois mômes faisaient : »Bêêêh! » en restant plantés devant une limace. Deux autres voulaient jouer sur le tourniquet détrempé par les pluies de la veille. Un devait se rendre aux toilettes et insistait pour aller faire son truc derrière la camionnette des jardiniers.
Alors, je les ai tous rassemblés vers moi et je leur ai ré-expliqué la consigne. Parce que c’était tordu, aussi, vous me direz, il y avait quand même trois éléments à prendre en compte dans ce que je leur demandais. C’est autrement plus compliqué que de zapper entre plusieurs chaînes télé ou de viser des trucs qui bougent sur un jeu vidéo. Heureusement qu’une bonne élève avait compris la mission : la maitresse d’appui qui m’accompagnait ce jour-là. Elle est en fin de formation HEP et elle les trouve trop choux. En plus, elle adore faire ce qui est demandé aux enfants et elle venait de ramasser quatre feuilles d’essences différentes : une brune, une jaune, une orange et une rouge. Alors, j’ai pu montrer sa récolte en exemple.
Et bien, vous me croirez si vous voulez, mais après cette remise au net, ça ne fonctionnait toujours pas et j’ai dû ré-expliquer la combine une troisième fois.
On se serait un peu cru dans une scène du Petit Nicolas et Sempé se serait bien amusé en dessinant l’épisode. Sur le moment, ça ne me faisait pas trop rire. Je pense que j’avais plutôt la tête d’un enseignant qui vient d’apprendre le même jour qu’il est de piquet de surveillance récré toute la semaine, que son local de classe est réquisitionné pour les devoirs accompagnés et qu’on l’a nommé responsable du café en salle des maîtres. La seule qui avait la banane, à cet instant-là, c’était l’étudiante HEP parce qu’elle les trouve trop choux.
De retour à l’école, je leur ai distribué deux feuilles de papier brouillon pour y placer leur hypothétique récolte et la mettre sous presse sous une pile de cahiers. Explications à l’appui, bien sûr. Il faut préciser que les feuilles de brouillon sont les versos de photocopies ratées ou tirées en trop. Au lieu de faire ce qui était demandé, il y en a un certain nombre qui se sont mis à lever la main parce qu’ils ne comprenaient pas l’exercice imprimé.
Je ne sais pas, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Parfois, j’hésite à apprendre la langue des signes, peut-être que cela fonctionnerait mieux. M’inscrire à une formation continue qui m’indiquerait comment limiter mon vocabulaire à une cinquantaine de mots. Est-ce que l’utilisation d’huiles essentielles pourraient aider, peut-être ? L’acupuncture ? Il paraît que ça ne laisse pas de traces.
La semaine suivante, lorsque je leur ai fait peindre un arbre d’automne, il y en a encore qui m’ont colorié des feuilles bleues. Juré, craché ! C’est véridique. Et ça n’a rien à voir avec un daltonisme non détecté.
Si cette génération doit payer vos retraites, laissez-moi vous donner un conseil d’ami : constituez dès maintenant un solide troisième pilier.